Souvenirs (1ère partie)
- « Naaaaannnnnnn…. ! ! ! » Puis une douleur…
Une fois de plus, je me réveille au pied de mon hamac, en sueur, le souffle court et le cœur cognant dans ma poitrine. Encore ces satanés cauchemars ! Des visions rougeoyantes pleines de bruits et de fureur, de membres chitineux et de cadavres.
- « Reprends ton souffle, Tomelin ! Calmes toi ! Tu es en sécurité ici ! Cela fait maintenant 2 ans que tu te trouves à Fairhaven ! Tu n’as plus rien à craindre ! »
Je me relève péniblement en me massant le bas du dos. Mes mains cherchent à tâtons la bouteille de psykopinthe qui traîne, comme tous les soirs, sur le tonneau près du hamac.
- « Cette boisson doit avoir des vertus apaisantes car c’est la seule qui me rend calme », pensais-je en souriant.
Tout en portant le goulot à mes lèvres, je m’installe devant le hublot de mon appartement et je regarde les poissons évoluer devant moi. La chaleur de l’alcool irradiant petit à petit dans mon corps et les vapeurs embrumant mon esprit, je ne peux m’empêcher de repenser aux événements qui m’ont amener à la capitale d’Aeden Aequous….
Un petit feu de camp éclaire à peine les visages crasseux d’une quinzaine de trykers. Ils sont exténués, déguenillés, tendus. Le moindre grognement de kitins les fait sursauter et les mains se portent vivement sur les armes posées à côté d’eux. Pourtant, il y a un air de fête qui traîne. Les conversations sont gaies et vont bon train, un cuissot de gnoof cuisant doucement sur le feu. La chance a été avec eux. Les chasseurs sont tombés sur un troupeau de gnoofs en fin d’après-midi, suscitant l’enthousiasme et apportant la promesse de ventres rassasiés. Ce genre de journées est trop rare pour ne pas en profiter.
Alors que les écuelles se remplissent de tranches de viande fumantes et juteuses, un jeune garçon se tourne vers le doyen de la troupe, enhardit par les conversations environnantes.
- « Dis, Ranen ! Racontes-nous encore la vie à Trykoth ! », demanda le petit Tom Mac’Eilin.
Les têtes se tournèrent vers Ranen Mac’Eilin, l’oncle de Tom et chef du clan Mac’Eilin, enfin de ce qu’il en restait. Ranen regarda les uns et les autres puis le jeune Tom. Il allait lui dire quelque chose mais il se ravisa devant le regard implorant de l’enfant.
Aussi, il commença à conter cette vie ancienne merveilleuse, par rapport à leur existence actuelle, que les adultes avaient tous connus. Il parla longtemps, jusqu’à ce que les étoiles soient hautes dans le ciel. Il parla du village de Clynder au bord du lac de Rhu, de la vie de la centaine d’habitants au fil des saisons, de leurs joies et de leurs peines, des événements heureux ou malheureux, ayant toujours une anecdote à raconter sur chacun d’eux, provoquant rires et commentaires de la part de l’assemblée.
Mais petit à petit, au fur et à mesure des souvenirs remontants à la surface, l’auditoire se calma. Puis Ranen se tut, perdu lui-même dans ses pensées. Tout le monde avait la tête baissée sauf le petit Tom qui regardait son oncle avec des yeux émerveillés, ne remarquant pas la tristesse de ses compagnons….
- « Dis, Ranen !… »
Ranen n’aimait pas ce début de phrase. C’était annonciateur de réponses douloureuses, de peines et surtout d’autres récits encore plus embarrassants.
- « …Parles-moi du jour du Grand Essaim ! »
Il n’aimait pas évoquer ce jour qui lui rappelait des souvenirs trop pénibles. Il regarda Tom avec bienveillance et lui sourit.
- « Héhé ! Jeune Tom ! Tu as grandi, pourtant tu veux encore entendre cette histoire ! », dit le vieux Tryker, «viens près de moi et écoutes alors. »
- « Cela se passa en l’an 2481 et toi tu n’étais pas encore né. Les gens vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Je suis allé soigné mes mektoubs à l’étable, comme à mon habitude. En arrivant, je vis bien qu’ils étaient nerveux, agités comme quand ils sentent la présence d’un prédateur. Je jetais un œil à l’extérieur mais je ne vis rien qui puisse attirer mon attention. », raconta Ranen.
- « Ce fut le jeune Daren O’Breggan, paix à son âme, qui signala le groupe de kirostas », expliqua Ranen, «ils arrivèrent par le sud et s’arrêtèrent sur la Colline Brisée, permettant à Daren de prendre ses jambes à son cou jusqu’à Clynder. Il arriva tout essoufflé, criant que de grands insectes étaient à peine à un kilomètre du village, rameutant ainsi une bonne partie de la population. Personne ne le comprenait, personne ne s’affola, croyant à une plaisanterie de gamin. Seuls, ton père, Alius Mac’Eilin, et moi écoutions attentivement les propos de Daren. »
- « Mais pourquoi personne ne s’est enfuit, Ranen ? Il y aurait pu avoir plus de survivants. », demanda Tom.
- « A cela, plusieurs raisons, Tom ! », s’exclama le doyen, «aucun messager n’était venu nous prévenir d’une menace quelconque ; l’habitude de la paix ; le manque de vigilance ; l’indifférence aux propos d’un enfant, que sais-je. »
- « Pourtant, ton père aussi avait senti comme moi l’approche d’une menace. Il demanda aux homins de prendre leurs armes et d’envoyer les femmes, les enfants et nos anciens à la Crique des Amants. Tu sais que les Trykers sont d’excellents nageurs, les jeunes comme les vieux et cette crique n’avait qu’un seul moyen d’accès, le lac. »,continua Ranen.
- « Les chasseurs avaient à peine eu le temps de s’équiper que les kirostas, suivant la piste toute fraîche de Daren, débouchèrent dans le village. Les kitins se jetèrent d’abord sur le pauvre Daren, le déchiquetant sur pied le temps d’un clignement de paupière, puis ils se retournèrent contre les autres habitants. Ce fut un vrai carnage. Les homins en armes firent front avec courage, se sacrifiant les uns après les autres pour permettre au groupe de fuyards d’atteindre le lac. Ton père et moi fûmes les derniers à rentrer dans l’eau. Impuissants, nous vîmes les kirostas détruire le village et se repaître des corps des nôtres. »
- « Seulement une trentaine de Trykers avaient survécus à la foudroyante attaque », poursuivit Ranen, « nous étions tous dans un état pitoyable, soit choqués, soit gémissants. Certains, dont la plupart des homins, étaient blessés. Ton père et ta mère, Shana Mac’Eilin, allaient parmi les rescapés, soignant les uns, réconfortant les autres, essayant d’apporter un soutien à chacun. Nous restâmes quatre jours et quatre nuits sur la plage, sursautants au moindre grognement qui nous parvenaient de Clynder, avant de ne plus rien entendre. C’est à ce moment que nous prîmes la décision de partir, espérants rejoindre un endroit sûr. »
Souvenirs (2ème partie)
Poc…poc…poc…
Ces légers coups résonnent dans mon cerveau et me font sortir de la torpeur dans laquelle la psykopinthe m’a plongé.
Poc…poc…poc…poc…
Mon regard se tourne vers le hublot et j’aperçois quelques poissons très intéressés par les algues incrustées sur celui-ci.
- « Ha ! Le service de nettoyage ! », dis-je en souriant, «toujours à l’heure. »
J’ai la bouche pâteuse et une légère gueule de bois. Il me faudrait un petit quelque chose pour me remettre d’aplomb. Je me rends compte que j’étreins toujours la bouteille de psykopinthe. Machinalement, je porte le goulot à la bouche, mais elle est vide. Il m’en faut une autre, c’est le seul moyen de retourner dans cette brume cotonneuse, si propice à la rêverie et à l’oubli. Je dois bien en avoir oublié une sous le sofa. Effectivement, au bout de quelques secondes, mes doigts sentent le contact froid et rassurant de la bouteille. Par chance, elle est à moitié pleine. Je m’installe confortablement sur le sofa et bois goulûment quelques bonnes rasades. Les effets ne tardent pas à se faire sentir.
Poc…poc…poc…
La petite troupe, composée d'une quinzaine de Trykers, était occupée à avaler un maigre repas autour d’un petit feu de camp alors que l’après-midi touchait à sa fin. Il avait fallu éviter les kitins toute la journée pour trouver de quoi se nourrir. Ranen avait eu l’air soucieux durant la journée et avait multiplié les précautions pour effacer nos traces.
Cela fait des dizaines d’année que notre groupe est livré à lui-même et survit tant bien que mal et cela grâce à Ranen. Bien sûr, ce dernier n’a pu éviter que certains disparaissent mais sa détermination à essayer de nous sortir de cette situation l’a guidé toutes ces années durant.
Je suis né il y a quinze ans, durant notre exode. Ranen s’est toujours occupé de moi depuis la mort de mes parents quand j’avais à peine deux ans.
- « Ta mère, Shana Mac’Eilin, s’était faite surprendre par un kincher alors qu’elle cherchait, proche de notre campement, des baies pour notre repas. Ton père, Ailus Mac’Eilin, entendant les cris de sa bien-aimée, prit sa lance et se porta à son secours, suivi des autres chasseurs. En arrivant sur les lieux, il vit que c’était trop tard. Ta mère gisait au pied du kitin. C’était une bête immense que le groupe n’avait jamais vue. Fou de douleur et de chagrin, il se jeta sur la bête et ordonna aux autres de ne pas intervenir et de s’enfuir. Ils s’exécutèrent car ils avaient appris à obéir à mon père. Les deux protagonistes se rendaient coup pour coup, leur sève se mélangeant suite aux multiples blessures qu’ils s’infligeaient. Ailus porta enfin le coup fatal mais les chélicères du kincher, dans une attaque réflexe, transpercèrent ce dernier. Pendant tout le temps du combat, Ailus avait protégé le corps de Shana. Il s’écroula à côté de Shana, les yeux fixés sur elle, le sourire aux lèvres. »
Ranen me racontait l’histoire ainsi, et à chaque fois que je lui demandais. Je pense qu’il enjolivait l’histoire et que leur mort avaient du être plus banale que ça, bien que brutale. Je vouais à cet homme autoritaire, mais d’une gentillesse et d’une patience inépuisables, une admiration sans bornes à la limite de la dévotion. Après tout c’était mon père adoptif. Aussi, le voyant tendu et soucieux, je me dirigeais vers lui.
- « Dis Ranen !… »
Il n’aimait pas quand je l’interpellais de cette manière.
- « Tu as l’air inquiet ? Qu’est-ce qui te préoccupe ainsi ? », lui demandais-je.
- « Hé bien ! Tom ! J’ai senti des kitins. Je crois qu’ils sont sur nos traces et nous devons… »
Un cri horrible l’interrompit. Nous nous retournâmes et vîmes le corps décapité du vieux Brennan glisser lentement au sol, sa tête entre les mâchoires d’un kirosta. Ce que craignait Ranen venait d’arriver. Nous nous étions fait surprendre par une patrouille de kirostas et nous étions encerclés.
La suite, je l’ai vue dans un brouillard rougeoyant, au ralenti. Je vis la délicieuse Rowen et son bébé se faire empaler ensemble par la patte d’un kirosta, ce dernier continuant sa macabre besogne sans se soucier du poids mort accroché à sa patte. Je vis deux kirostas se disputer le corps de Brag, encore vivant, et le secouer jusqu’à ce qu’il se déchire en deux comme une feuille de cratcha. Je vis un kirosta adulte projeter le jeune Firy au milieu de 4 jeunes kitins, qui jouèrent avec lui avant de le réduire en bouillie.
Je ne sais par quel miracle je ne fus pas attaqué alors que j’errais, hébété, en plein milieu de cette boucherie. La terre était rouge de la sève des miens. Des membres chitineux me frôlaient sans cesse et je trébuchais sur les cadavres épars. Et je vis Ranen encore debout, luttant farouchement pour sa vie. J’allais machinalement vers lui lorsqu’un coup de patte terrible le coupa en deux de l’épaule gauche à l’aine droite. Ce fut comme si j’avais reçu une gifle, me sortant de ce cauchemar. Je me précipitais vers lui, insouciant de ce qui pouvait m’arriver. Malheureusement, ou heureusement, c’est une question de point vue, je glissais sur les viscères encore chauds d’un des cadavres. Je me trouvais sur le dos lorsqu’une ombre immense me recouvrit. Un kirosta s’apprêtait à me porter le coup de grâce. Je vis la patte se lever, s’arrêter et commencer sa course.
- « Naaaaannnnnnn… ! ! ! »
Puis la douleur. La patte du kirosta s’était fichée dans mon épaule gauche, me clouant au sol. J’attendais le deuxième coup mais il ne vint jamais. Sa patte était toujours dans mon corps et il ne bougeait plus. En tournant la tête, je vis que les autres aussi s’étaient arrêtés. Puis, comme répondant à un appel lointain, ils s’ébranlèrent ensemble dans la même direction. Le kirosta retira sa patte. La douleur fut intense. Je sombrais dans l’inconscience…
- « Naaaaannnnnnn…. ! ! ! » Puis une douleur…
Une fois de plus, je me réveille au pied de mon hamac, en sueur, le souffle court et le cœur cognant dans ma poitrine. Encore ces satanés cauchemars ! Des visions rougeoyantes pleines de bruits et de fureur, de membres chitineux et de cadavres.
- « Reprends ton souffle, Tomelin ! Calmes toi ! Tu es en sécurité ici ! Cela fait maintenant 2 ans que tu te trouves à Fairhaven ! Tu n’as plus rien à craindre ! »
Je me relève péniblement en me massant le bas du dos. Mes mains cherchent à tâtons la bouteille de psykopinthe qui traîne, comme tous les soirs, sur le tonneau près du hamac.
- « Cette boisson doit avoir des vertus apaisantes car c’est la seule qui me rend calme », pensais-je en souriant.
Tout en portant le goulot à mes lèvres, je m’installe devant le hublot de mon appartement et je regarde les poissons évoluer devant moi. La chaleur de l’alcool irradiant petit à petit dans mon corps et les vapeurs embrumant mon esprit, je ne peux m’empêcher de repenser aux événements qui m’ont amener à la capitale d’Aeden Aequous….
Un petit feu de camp éclaire à peine les visages crasseux d’une quinzaine de trykers. Ils sont exténués, déguenillés, tendus. Le moindre grognement de kitins les fait sursauter et les mains se portent vivement sur les armes posées à côté d’eux. Pourtant, il y a un air de fête qui traîne. Les conversations sont gaies et vont bon train, un cuissot de gnoof cuisant doucement sur le feu. La chance a été avec eux. Les chasseurs sont tombés sur un troupeau de gnoofs en fin d’après-midi, suscitant l’enthousiasme et apportant la promesse de ventres rassasiés. Ce genre de journées est trop rare pour ne pas en profiter.
Alors que les écuelles se remplissent de tranches de viande fumantes et juteuses, un jeune garçon se tourne vers le doyen de la troupe, enhardit par les conversations environnantes.
- « Dis, Ranen ! Racontes-nous encore la vie à Trykoth ! », demanda le petit Tom Mac’Eilin.
Les têtes se tournèrent vers Ranen Mac’Eilin, l’oncle de Tom et chef du clan Mac’Eilin, enfin de ce qu’il en restait. Ranen regarda les uns et les autres puis le jeune Tom. Il allait lui dire quelque chose mais il se ravisa devant le regard implorant de l’enfant.
Aussi, il commença à conter cette vie ancienne merveilleuse, par rapport à leur existence actuelle, que les adultes avaient tous connus. Il parla longtemps, jusqu’à ce que les étoiles soient hautes dans le ciel. Il parla du village de Clynder au bord du lac de Rhu, de la vie de la centaine d’habitants au fil des saisons, de leurs joies et de leurs peines, des événements heureux ou malheureux, ayant toujours une anecdote à raconter sur chacun d’eux, provoquant rires et commentaires de la part de l’assemblée.
Mais petit à petit, au fur et à mesure des souvenirs remontants à la surface, l’auditoire se calma. Puis Ranen se tut, perdu lui-même dans ses pensées. Tout le monde avait la tête baissée sauf le petit Tom qui regardait son oncle avec des yeux émerveillés, ne remarquant pas la tristesse de ses compagnons….
- « Dis, Ranen !… »
Ranen n’aimait pas ce début de phrase. C’était annonciateur de réponses douloureuses, de peines et surtout d’autres récits encore plus embarrassants.
- « …Parles-moi du jour du Grand Essaim ! »
Il n’aimait pas évoquer ce jour qui lui rappelait des souvenirs trop pénibles. Il regarda Tom avec bienveillance et lui sourit.
- « Héhé ! Jeune Tom ! Tu as grandi, pourtant tu veux encore entendre cette histoire ! », dit le vieux Tryker, «viens près de moi et écoutes alors. »
- « Cela se passa en l’an 2481 et toi tu n’étais pas encore né. Les gens vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Je suis allé soigné mes mektoubs à l’étable, comme à mon habitude. En arrivant, je vis bien qu’ils étaient nerveux, agités comme quand ils sentent la présence d’un prédateur. Je jetais un œil à l’extérieur mais je ne vis rien qui puisse attirer mon attention. », raconta Ranen.
- « Ce fut le jeune Daren O’Breggan, paix à son âme, qui signala le groupe de kirostas », expliqua Ranen, «ils arrivèrent par le sud et s’arrêtèrent sur la Colline Brisée, permettant à Daren de prendre ses jambes à son cou jusqu’à Clynder. Il arriva tout essoufflé, criant que de grands insectes étaient à peine à un kilomètre du village, rameutant ainsi une bonne partie de la population. Personne ne le comprenait, personne ne s’affola, croyant à une plaisanterie de gamin. Seuls, ton père, Alius Mac’Eilin, et moi écoutions attentivement les propos de Daren. »
- « Mais pourquoi personne ne s’est enfuit, Ranen ? Il y aurait pu avoir plus de survivants. », demanda Tom.
- « A cela, plusieurs raisons, Tom ! », s’exclama le doyen, «aucun messager n’était venu nous prévenir d’une menace quelconque ; l’habitude de la paix ; le manque de vigilance ; l’indifférence aux propos d’un enfant, que sais-je. »
- « Pourtant, ton père aussi avait senti comme moi l’approche d’une menace. Il demanda aux homins de prendre leurs armes et d’envoyer les femmes, les enfants et nos anciens à la Crique des Amants. Tu sais que les Trykers sont d’excellents nageurs, les jeunes comme les vieux et cette crique n’avait qu’un seul moyen d’accès, le lac. »,continua Ranen.
- « Les chasseurs avaient à peine eu le temps de s’équiper que les kirostas, suivant la piste toute fraîche de Daren, débouchèrent dans le village. Les kitins se jetèrent d’abord sur le pauvre Daren, le déchiquetant sur pied le temps d’un clignement de paupière, puis ils se retournèrent contre les autres habitants. Ce fut un vrai carnage. Les homins en armes firent front avec courage, se sacrifiant les uns après les autres pour permettre au groupe de fuyards d’atteindre le lac. Ton père et moi fûmes les derniers à rentrer dans l’eau. Impuissants, nous vîmes les kirostas détruire le village et se repaître des corps des nôtres. »
- « Seulement une trentaine de Trykers avaient survécus à la foudroyante attaque », poursuivit Ranen, « nous étions tous dans un état pitoyable, soit choqués, soit gémissants. Certains, dont la plupart des homins, étaient blessés. Ton père et ta mère, Shana Mac’Eilin, allaient parmi les rescapés, soignant les uns, réconfortant les autres, essayant d’apporter un soutien à chacun. Nous restâmes quatre jours et quatre nuits sur la plage, sursautants au moindre grognement qui nous parvenaient de Clynder, avant de ne plus rien entendre. C’est à ce moment que nous prîmes la décision de partir, espérants rejoindre un endroit sûr. »
Souvenirs (2ème partie)
Poc…poc…poc…
Ces légers coups résonnent dans mon cerveau et me font sortir de la torpeur dans laquelle la psykopinthe m’a plongé.
Poc…poc…poc…poc…
Mon regard se tourne vers le hublot et j’aperçois quelques poissons très intéressés par les algues incrustées sur celui-ci.
- « Ha ! Le service de nettoyage ! », dis-je en souriant, «toujours à l’heure. »
J’ai la bouche pâteuse et une légère gueule de bois. Il me faudrait un petit quelque chose pour me remettre d’aplomb. Je me rends compte que j’étreins toujours la bouteille de psykopinthe. Machinalement, je porte le goulot à la bouche, mais elle est vide. Il m’en faut une autre, c’est le seul moyen de retourner dans cette brume cotonneuse, si propice à la rêverie et à l’oubli. Je dois bien en avoir oublié une sous le sofa. Effectivement, au bout de quelques secondes, mes doigts sentent le contact froid et rassurant de la bouteille. Par chance, elle est à moitié pleine. Je m’installe confortablement sur le sofa et bois goulûment quelques bonnes rasades. Les effets ne tardent pas à se faire sentir.
Poc…poc…poc…
La petite troupe, composée d'une quinzaine de Trykers, était occupée à avaler un maigre repas autour d’un petit feu de camp alors que l’après-midi touchait à sa fin. Il avait fallu éviter les kitins toute la journée pour trouver de quoi se nourrir. Ranen avait eu l’air soucieux durant la journée et avait multiplié les précautions pour effacer nos traces.
Cela fait des dizaines d’année que notre groupe est livré à lui-même et survit tant bien que mal et cela grâce à Ranen. Bien sûr, ce dernier n’a pu éviter que certains disparaissent mais sa détermination à essayer de nous sortir de cette situation l’a guidé toutes ces années durant.
Je suis né il y a quinze ans, durant notre exode. Ranen s’est toujours occupé de moi depuis la mort de mes parents quand j’avais à peine deux ans.
- « Ta mère, Shana Mac’Eilin, s’était faite surprendre par un kincher alors qu’elle cherchait, proche de notre campement, des baies pour notre repas. Ton père, Ailus Mac’Eilin, entendant les cris de sa bien-aimée, prit sa lance et se porta à son secours, suivi des autres chasseurs. En arrivant sur les lieux, il vit que c’était trop tard. Ta mère gisait au pied du kitin. C’était une bête immense que le groupe n’avait jamais vue. Fou de douleur et de chagrin, il se jeta sur la bête et ordonna aux autres de ne pas intervenir et de s’enfuir. Ils s’exécutèrent car ils avaient appris à obéir à mon père. Les deux protagonistes se rendaient coup pour coup, leur sève se mélangeant suite aux multiples blessures qu’ils s’infligeaient. Ailus porta enfin le coup fatal mais les chélicères du kincher, dans une attaque réflexe, transpercèrent ce dernier. Pendant tout le temps du combat, Ailus avait protégé le corps de Shana. Il s’écroula à côté de Shana, les yeux fixés sur elle, le sourire aux lèvres. »
Ranen me racontait l’histoire ainsi, et à chaque fois que je lui demandais. Je pense qu’il enjolivait l’histoire et que leur mort avaient du être plus banale que ça, bien que brutale. Je vouais à cet homme autoritaire, mais d’une gentillesse et d’une patience inépuisables, une admiration sans bornes à la limite de la dévotion. Après tout c’était mon père adoptif. Aussi, le voyant tendu et soucieux, je me dirigeais vers lui.
- « Dis Ranen !… »
Il n’aimait pas quand je l’interpellais de cette manière.
- « Tu as l’air inquiet ? Qu’est-ce qui te préoccupe ainsi ? », lui demandais-je.
- « Hé bien ! Tom ! J’ai senti des kitins. Je crois qu’ils sont sur nos traces et nous devons… »
Un cri horrible l’interrompit. Nous nous retournâmes et vîmes le corps décapité du vieux Brennan glisser lentement au sol, sa tête entre les mâchoires d’un kirosta. Ce que craignait Ranen venait d’arriver. Nous nous étions fait surprendre par une patrouille de kirostas et nous étions encerclés.
La suite, je l’ai vue dans un brouillard rougeoyant, au ralenti. Je vis la délicieuse Rowen et son bébé se faire empaler ensemble par la patte d’un kirosta, ce dernier continuant sa macabre besogne sans se soucier du poids mort accroché à sa patte. Je vis deux kirostas se disputer le corps de Brag, encore vivant, et le secouer jusqu’à ce qu’il se déchire en deux comme une feuille de cratcha. Je vis un kirosta adulte projeter le jeune Firy au milieu de 4 jeunes kitins, qui jouèrent avec lui avant de le réduire en bouillie.
Je ne sais par quel miracle je ne fus pas attaqué alors que j’errais, hébété, en plein milieu de cette boucherie. La terre était rouge de la sève des miens. Des membres chitineux me frôlaient sans cesse et je trébuchais sur les cadavres épars. Et je vis Ranen encore debout, luttant farouchement pour sa vie. J’allais machinalement vers lui lorsqu’un coup de patte terrible le coupa en deux de l’épaule gauche à l’aine droite. Ce fut comme si j’avais reçu une gifle, me sortant de ce cauchemar. Je me précipitais vers lui, insouciant de ce qui pouvait m’arriver. Malheureusement, ou heureusement, c’est une question de point vue, je glissais sur les viscères encore chauds d’un des cadavres. Je me trouvais sur le dos lorsqu’une ombre immense me recouvrit. Un kirosta s’apprêtait à me porter le coup de grâce. Je vis la patte se lever, s’arrêter et commencer sa course.
- « Naaaaannnnnnn… ! ! ! »
Puis la douleur. La patte du kirosta s’était fichée dans mon épaule gauche, me clouant au sol. J’attendais le deuxième coup mais il ne vint jamais. Sa patte était toujours dans mon corps et il ne bougeait plus. En tournant la tête, je vis que les autres aussi s’étaient arrêtés. Puis, comme répondant à un appel lointain, ils s’ébranlèrent ensemble dans la même direction. Le kirosta retira sa patte. La douleur fut intense. Je sombrais dans l’inconscience…